Пресса Франции

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LE MONDE

RUSSIE/THEATRE

RENCONTRE  AVEC  MIKHAÏL  VOLOKHOV

UN ÉMIGRÉ

A BRIDE

ABATTUE

Né, en 1955, en URSS, Mikhaïl Volokhov vit en France depuis 1987. Gardien d’une société de Bourse, il est surtout écrivain, romancier et dramaturge. Sa troisième pièce, « Cache-cache avec la mort», la première traduite en français, est présentée en février à,Gennevil-liers. Elle est mise en scène par Bernard Sobel et interprétée par Denis Lavant et Hugues Quester. Un mois après sa reprise à Moscou, dans une mise en scène d’Andreî Jitinkin pour le Théâtre Mossoviet, où elle connaît un succès important.

L traverse vivement la place du Châtelet et rejoint la brasserie à l’heure convenue : petit, brun, costaud, Mikhaïl Volokhov confie d’emblée qu’en bon marathonien recyclé à la littérature il aime courir, chaque jour, dans les rues de Paris, au moins une heure, c’est essentiel à sa forme. A peine assis, alors qu’on lui demande pourquoi il s’est installé ici à l’automne de 1987, il joint le geste à la parole et sort de sa sacoche une photo, celle de sa femme, jeune, brune elle aussi et française; Mikhaïl Volokhov l’a donc suivie en France où, ironie du sort, il vit seul aujourd’hui car son épouse travaille… à l’ambassade de France à Moscou.

Premiers contacts en forme de scénario. Quelques secondes passées ensemble et, déjà, les contours d’une vie surprenante dont on apprendra bientôt qu’elle a commencé entre Kazakhstan et Russie, en 1955, du temps où ces deux Républiques appartenaient à l’Union soviétique. «Mère russe, père juif», dit-il dans un fran­çais teinté d’un fort accent slave. Pas vraiment juif lui-même, alors? «Pour mes amis, je suis juif, pour d’autres gens, je suis russe. Mais, dans ma vie quotidienne et pendant mes études à l’Institut scientifique de Moscou, le MVTU Bauman, on s’est chargé de me rappeler que j’étais juif, en refusant par exemple de mettre du maté­riel à la disposition de mes recherches.»

Des recherches qui lui vaudront des difficultés pour obtenir son visa de sortie du territoire. «J’ai travaillé sur des matières sensibles, des histoires de techniques militaires : je connaissais quelques secrets d’Etat…»

Ce souvenir le fait sourire. A ce moment de la conversa­tion, comme à d’autres qui viendront plus tard, on ne sait pas s’il dit la vérité ou non. 11 laisse libre cours à ses pensées sans plus d’arrière-pensées, sans ménagement ni avertissement. Mais toujours avec chaleur et drôlerie.

A la lecture de la pièce que met en scène Bernard Sobel à Gennevilliers, une seule certitude, Mikhaïl Volokhov est apparemment de la famille des brouillons, des touffus, de cette sorte d’écrivains de la profusion, de l’accumulation, qui lâche la bride de son imagina­tion sans complexe ni censure. Un auteur qui écrit ce que beaucoup pensent, parfois, mais qu’ils ne formulent jamais. Une sorte de Lars Noren slave.

Il a écrit Cache-cache avec la mort deux mois après son arrivée en France. «J’avais vu pour la première fois l’océan Atlantique, du côté de La Teste, sur le bassin d’arcachon; j’avais rencontré les immigrés russes d’ici. J’avais toujours voulu savoir ce que pouvaient être les Occidentaux, les Français, j’avais lu Sartre, Camus, Ionesco, Beckett, je me demandais ce que pâmaient être leur vie, leur vie quotidienne, leurs rêves. Cette période fut pour moi comme la découverte Je la face cachée de la Lune. »

Là-bas, Mikhaïl Volokhov a connu tous les aspects de la vie soviétique, côté cour, côté rue. Côté cour, la nomenklatura. «Alors que j’étais encore adolescent, nous avons eu un grave accident de voiture lors duquel ma mère a été sérieusement blessée au cou. Il se trouve qu’à Tchimkent, dans le Kazakhstan, vivait ma tante qui était un médecin très célèbre — et très riche à l’époque socia­liste. Son mari était un grand communiste, correspon­dant de la Pravda et donc disposant d’un réel pouvoir. Tous les notables de la région fréquentaient la maison. Là, j’ai pu observer de très près le fonctionnement de la nomenklatura et même les rouages de la mafia.

»Cet épisode nous a beaucoup choqués, mes parents et moi. Choqués par cet étalage de richesse, par le climat d’antisémitisme beaucoup plus violent qu’en Russie. Ce fut pour moi une première «émigration», qui fut dou-lloureuse et pendant laquelle j’ai vécu dans la nostalgie de la Russie. » Dans sa pièce, il nous fait ainsi pénétrer dans la coulisse d’un hôpital réservé aux membres du KGB avec une abondance de détails hyperréalistes pui­sés à la meilleure source. Un hôpital qui ressemble comme un frère à celui dans lequel il a travaillé et où l’on soignait les victimes d’irradiations nucléaires et de la guerre en Afghanistan. «Les maladies secrètes de l’URSS…»

Côté rue, Mikhaïl Volokhov confesse y avoir fait l’es­sentiel de son éducation. «Enfant, dans la banlieue de Novo-Moskovsk, village près de Moscou, nous habitions à côté d’une usine chimique où travaillaient de nom­breux prisonniers; à Alma-Ata, où j’ai rencontré par hasard un grand boxeur qui était devenu bandit. On le savait mais personne n’a jamais pu l’arrêter et le mettre en prison, il était trop fort… J’avais quatorze ans, lui trente. [I avait l’âme un peu cosaque, un peu turque aussi. Il n’a cessé de se venger de ses parents parce qu’ils l’avaient empêché de se marier avec une Russe. Une vengeance qui confinait à la folie. »

Ces expériences et d’autres encore lui ont permis de maîtriser le mat, argot né de la marginalité et parlé aujourd’hui par la jeunesse russe. Mikhaïl Volokhov s’en sert en permanence dans ses écrits. «C’est la lan­gue des prisons, que beaucoup de gens comprennent, par la force des choses. » Le mat est aussi une arme, pour contrebattre ce que Mikhaïl Volokhov appelle «les bonnes intentions du communisme». «Le communisme, bien sûr, c’était une bonne idée, une forme de morale; mais quand on sait tout ce qui est advenu, cette tentative de tuer l’âme russe, son rêve de justice, cette vengeance contre le tsarisme, une vengeance mortelle… Bien sûr, le tsarisme était indéfendable, mais la vengeance commu­niste, ses cinquante millions de morts, peut-être plus, l’est aussi. On ne peut pas faire te paradis avec le sang du peuple même si je crois qu’il faut pardonner, qu’il faut pardonner le pire assassin du monde et comprendre pourquoi il a agi comme ça. En France, vous avez sup­primé la peine de mort, il fallait le faire, malgré tout. »

Si on lui demande s’il n’est pas étonné que le dernier metteur en scène communiste français ait choisi de monter sa pièce, Mikhaïl Volokhov répond sans hési­ter: « En France, le Parti communiste fut à l’origine d’avancées sociales, importantes. Bernard Sobel est d’abord un homme; pour moi, le plus important est d’être un homme. Un homme qui rêve. Le rêve, c’est quelque chose de «gauche», quelque chose qui peut changer le monde. Je rêve que les artistes créent leur propre parti, ni de droite ni communiste, le parti de l’art face aux idées duquel réagiraient les partis politiques traditionnels. A première vue, l’art est inutilisable mais, dans la durée, à mesure que le temps passe, on s’aperçoit que c’est l’instrument de la compréhension, de l’intelli­gence.

OLIVIER SCHMITT

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Liberation

«Cache-Cache avec la mort»:ou le fantasme n’est que le paravent d’une farse tragique, où l’horreur en cache toujours une autre.

THEATRE

Sobel en oder d’URSS

Dans un hôpital du KGB, deux pompiers de nuit en faillite d’identité se castagnent: «Cache-Cache avec la mort», de Mikhaïl Volokhov, s’affiche comme une plongée au cul du bas monde soviétique. Une pièce pleine de cadavres dans le placard, écrite en «mat», la langue des marlous, et mise en scène à vif par Bernard Sobel à Gennevilliers.

Longtemps la salle restera allumée rappelant au spectateur qu’il est aussi    membre    du    public — comme on dit membre du parti-et qu’il n’est pas seul dans son petit fauteuil d’individualiste forcené à écouter les tombereaux d’ordures et d’insultes que les deux types déversem. expulsent, déglutissent, ex­pectorent, dégobillem là devant dans ce vrai-faux décor signé Nicki Rieti, grand complice en perversité du metteur en scène de la chose. Bernard Sobel en plein retour d’URSS -comme on le dit d’une manivelle. Soit la carcasse froide du lieu — rue des Grésillons. Gennevilliers — qui ne fait pas vieux théâtre (avec ses cintres, ses ficelles, ses murs écaillés) mais plu­tôt ressac de l’ère industrielle aux tubu­lures métalliques noirâtres, le tout pré­sentement nique par Nicki de tuyaux de chaudières beaubourgiennes pissant un minable goutte-à-goutte sur le sol gris-noir où gît un gros tas d’extincteurs au rouge fatigué et à l’efficacité que l’on peut croire douteuse. S’y ajoute, côté cour, coin cosy merdique un fauteuil ex-club au cuir laminé devant une télé où  dénient, hypnotiques, ries scènes miiciies; Gaearine sous son pleine vitesse comme les deux, là devant, qui jactent. L’assis du fauteuil -le grand, l’intello. le maître-. Félix dit le juif, et le debout de la bougeotte -le peut, le prolo, l’esclave-, Arkadi dit l’Ukraine. Les deux sont pompiers de nuit dans un hô­pital pour membres du KGB. Dialogue (ce sont presque les premières répliques, traduction Lily Denis et Bernard Pautrat).

«FELIX…. Tu vois, l’Ukraine, tu peux chouraver ce que tu veux, tu peux même vendre tout l’hôpital, je m’en fous. Seu­lement tu es. comment je dirais?… sous surveillance, pas vrai?… pas d’autorisa­tion de résidence… bref, il faut que tu fasses gaffe, non? Tandis que moi. hein ? Je m’en balance, moi.

ARKADI. J’suis peut-être sous sur­veillance mais j’suis pas youpin, moi. pu­tain! Oh. l’ordure! Oh, putain, un peu qu’il avait raison, Hitler! Que moi je vous aurais fait cramer, tous les petits youpins kgbites!

FELIX. Et moi les maffieux ukrainiens !

Et puis, pour ce «petits youpins kgbites»,

moi j’ai bien envie de le casser la gueule !

ARKADI. Ah, ah! Tes vraiment juif!

Putain, vous les juifs vous êtes des vrais

porcs! on s’enfile un nom russe. hop!

encule son petit monde! Putain, les pédés ! (Fêlase lève brusquement.)Ei pour ce qui est de me casser la gueule, faudrait pouvoir, mon pote. La vérité, on peu pas lui casser la gueule, mon pote! Bon, al­lez, on bouffe.

FELIX. Mon cul, pauvre con. Attends que je te baise, tu vas voir! t’arrêteras pas de te branler la tête. OK?» IL y en a deux bonnes heures comme ça. Mikhaïl Volokhov a écrit Cache-Cache avec la mort en quelques semaines, peu après son arrivée en France en novembre 1987. I1 sait de quoi il parle: il est juif el diverses brimades durant ses études juif  ont rappelé, il a travaillé dans un hôpital où l’on soignait des éclopés de l’Afgha­nistan et des Tchemobyleux, et ce fils  de la banlieue moscovite, ne au Kazakhstan en 1955, a croisé le bas monde russe. Sa pièce est écrite en mat. Une langue marlou, argotique, sexuelle et ordurière vo­lontiers pariée par les prisonniers de droit commun et les chauffeurs de taxi mos­covites, une langue dont lu vase touille des argots ancestraux, une langue que l’élégant Andreï Biely jugeait déjà poetique. Un ami de Volokhov lui aconseillé d’aller porter sa pièce à Bernard Sobel.

Comme banlieue rouge, Sobel, homme de re­mugle et de dialogue, a reçu ce brûlot à bras ouverts, position christique par ex­cellence. Et il nous le restitue — avec la complicité parfaite de Hucues Quester (Félix)   et   Denis   Lavant   (Arkadi)-comme il l’a lu: un mauvais rêve, c’est-à-dire une bonne observation de l’intes­tine réalité soviétique. Où le fantasme n’est que le paravent d’une patente farce tragique, où l’horreur en cache toujours une autre, où l’identiié se zigouille dans une noria des masques, de rôïes à jouer et a déjouer, de mensonges gros comme le Soviet supréme mieux que Bernard Sobel aurait pu mettre en scène à vif et à ras l’ (auto-)ironie de telles répliques: «FELlX. Je vais te dire, l’Ukraine: le communisme, c’est la paix du cœur. AKKADI. C’est ça, putain! Le commumsme! Putain, quand tu causes, on sent que t’es un mec sensible! FELIX. C’est que le communisme, lu vois, c’est une science. Et on peut pas al­ler contre la science. ARKADI. Moi, avant, la science, je m’en branlais mais maintenant, putain, je lui tire mon chapeau.

A ce moment-là de la pièce Félix passe Pour  un   kgbiste  sincère  et  quand

être du bâtiment, Félix troquera cette identité contre celle d’un gars de la CIA et l’Ukraine retournera sa veste illico. Et ainsi de suite. La question n’est pas de savoir quelle est la bonne identité puisque toutes (poète, juif, franc-ma­çon, agent double, tueur à cages, etc.) sont mauvaises. Et que lu vérité se dé­robe comme une terre sous le tremble­ment: elle est, mottes retournées, ca­davres dans le placard et dans le haJI d’entrée, partout. A force d’avoir tou­jours un rôle d’avance sur Arkadi (et sur le spectateur). Félix est trop maître du jeu pour ne pas en être la première vic­time. Et le théâtre plus que tout autre forme dit cette faillite d’identité (et de croyance en un idéal et tout le tintouin) dont la parole est le dernier radeau. Volokhov l’a instinctivement compris. Aussi, petit à petit, la lumière baisse-t­elle dans la salle, on entre dans le spec­tacle proprement dit, on «croit» aux personnages. Sobel nous la joue finaud, et plus flagellant que lui tu meurs, quand on ne sait plus de quoi-qui-qu’est-ce, il remonte mine de rien la densité des projecteurs jusqu’à retrou­ver la lumière du début dite «de service» (complice de l’emourloupe, l’éclairagiste Hervé Audibert) dans les dernières insanités de la pièce qui ne s’achève pas en boucle mais en vrille.

Seul fait probant: l’un a payé l’autre pour en tuer un troisième, un cadavre que l’on ne verra pas et dont la puanteur en­vahit toute la pièce. Exactement comme dans le spectacle que Sobel monte paral­lèlement dans l’autre salle. Marie d’Isaac Babel. le personnage de Marie, jeune fille de la bourgeoisie, aînée d’un ex-général de l’armée impériale devenue révolu­tionnaire, n’apparaît pas en scène mais y rôde constamment ( Ubératinn du 12 jan­vier). On peut d’ailleurs pousser le paral­lèle qui l’ait de ces deux pièces un oppor­tun diptyque ( y compris dans le jeu de ses décors): Marie envoie une lettre où elle dit: « Il est tard, je ne trouve pan le som­meil, je suis la proie d’une inexplicable angoisse pour vous et puis je crains les rêves. Quand je rêve, c’est de poursuites, de supplices, de mort.» Ce sont exacte­ment les prémisses de Cache-Cache avec la mort. Où une autre lettre traverse la pièce: celle que Félix glisse dans la boîte d’Arkadi pour lui commanditer anony­mement un crime contre 500 roubles, l’action se situant au lendemain du meurtre. Autrement dit, prenez Marie, re­tournez la pièce comme une crêpe, passez du positif au négatif, ajoutez la terreur stalinienne, lavez les cerveaux à l’eau froide, plongez dans l’eau chaude et vous aurez Cache-Cache avec la moort. On peut alors relire et mieux comprendre ce que Nadeja Mandelstam, veuve d’Ossip, rapporte dans son indispensable Contre tout espoir. «Mandelstam voulut savoir pourquoi Babel était attiré par les «mili­ciens» (les tchékistes. NDLR): était-ce le désir de connaître l’appareil distribu­teur de mort? Pour y mettre le doigt? Non, répondit Babel. Je n’y touche pas avec mes doigts. Je me contente de reni­fler, pour voir ce que ça sent.» Volokhov est le genre dé gars qui renifle avant d’écrire. Et Gennevilliers est en odeur d’URSS — comme on dit de sainteté.

Jean-Pierre THDBAUDAT

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LE FIGARO

«Cache-cache avec la mort»

au Théâtre de Genneviiliers

Dieu, les hommes et le KGB

Face-à-face violent entre Hugues Quester (Félix)

et Denis Lavant (Arkadi), les deux personnages de la pièce

de Mikhaïl Volokhov, qui fête sa première création en France.

Les mots s’entrechoquent, se heurtent, se brisent presque les uns contre les autres. Mi­khaïl Volokhov ne lésine pas sur le langage ordurier. On se croirait dans certains films américains où les protago­nistes n’ont l’air de ne pouvoir se parler qu’à travers des in­jures plus grossières les unes que les autres. Mais dans Cache-cache avec la mort, ces dialogues mènent à une ten­sion, un choc qui n’en rend que plus incisif le dénouement. Félix et Arkadi sont deux em­ployés d’un hôpital réservé aux membres du KGB. Deux veilleurs de nuit qui, en une soirée, vont dévoiler leur véri­table activité — tueurs en l’oc­currence -, leur passé, sans que l’on sache finalement s’ils jouent un rôle ou s’ils racont la

Mikhaïl Volokhov a écrit cette pièce en 1987, alors qu’il venait de s’installer à Paris. Cette pièce, choisie et mise en scène dans son propre théâtre par Bernard Sobel (dans la belle traduction de Lily Denis et Bernard Pautrat), se joue actuellement à Moscou, et pour la troisième fois, au théâtre Mossoviet avec André Sokolov, l’interprète masculin de La Petite Véra. Avant de devenir écrivain. Volokhov avait suivi la voie de ses pa­rents scientifiques.

«J’ai étudié la biologie pendant six ans. Quand j’ai pu enfin faire des expériences pratiques et m’orienter vers la recherche, je me suis rendu compte que l’on ne me donnait pas tous les moyens de tra­vailler, précise-t-il. L’antisémi­tisme est partout en Russie. J’ai donc abandonné les sciences. Parallèlement, je me suis consacré à la philosophie et à la littérature, puis à l’écri­ture de romans et de pièces de théâtre.»

«La victoire, c’est de croire en Dieu»

A 37 ans, Mikhaïl Volokhov vit maintenant à Paris, non parce qu’il en rêvait mais pour suivre sa femme, une Fran­çaise rencontrée dans le métro à Moscou. Il a aujourd’hui une petite fille, «née deux jours après mon arrivée définitive en France». Originaire du Kaza­khstan, il se définit comme un enfant de la rue. «Là-bas il faut se battre tout le temps pour vivre», s’exclame-t-il dans un sourire en montrant ses cicatrices sur les bras. •• J’ai une grande nostalgie de ce pays, je repense à ma jeunesse.»

Son français est encore in­certain et son dictionnaire ne le quitte jamais. Pourtant, il joue un court rôle dans Marie, d’Issac Babel, présenté simul­tanément dans l’autre salle du Théâtre de Gennevilliers. Une belle façon pour Bernard Sobel de l’accueillir chez lui. Vivre en France ou ailleurs, ce n’est pas un choix. Volokhov prend les choses comme elles arrivent. Sa seule détermination: l’écri­ture.

«Il n’y a pas de victoire dans la vie, la seule victoire c’est de croire en Dieu. Écrire une pièce, c’est essayer cela, essayer aussi d’instaurer la paix entre les gens. Mais il n’est pas facile d’y croire.»

Caroline JURGENSON

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LE  FIGARO

Mikhail Volokhov donne la parole aux méprisés

Mikhaïl Volokhov est un jeune auteur russe installé à Paris. Le Théâtre de Gennevilliers le porte à la scène pour la première fois en France.

Il a trente-huit ans, vit en France depuis 1987 et se voit aujourd’hui mis en scène pour la première fois en France, sur une grande scène nationale : le théâtre de Gennevilliers et par le maître des lieux : Ber­nard Sobel. Le parcours est somme toute réussi pour Mi­khaïl Volokhov dont on décou­vrira la pièce dès cette se­maine.

„Cache-cache avec la mort» est un dialogue entre deux assassins (interprétés ici par Denis Lavant et Hugues Quester). La pièce avait beau­coup surpris à Moscou lors de sa première présentation mais se trouve reprise ces jours-ci dans un grand théâtre de la capitale. C’est que Mikhaïl Vo­lokhov avec son gentil sourire semble prêt à écrire, à décrire les pires situations, et dans la pire des langues, le « mat » argot très sale venu des geôles soviétiques.

Un aplomb tranquille et mo­deste pour ce mathématicien que sa mère fit interner dans une clinique psychiatrique à 22 ans. Motif : il avait com­mencé à écrire un roman. Né dans une famille de scientifiques, — son père est docteur es sciences, son oncle correspon­dant de la Pravda -, il réussit malgré tout à faire la décou­verte de la littérature et de la philosophie entre deux cours de physique. Il lit Dostoïevski, qu’il cite en premier, ou encore Chestov, Sartre, Camus. Kafka, grâce à un ami qui lui passe les photocopies de ces livres bien entendu interdits. Et, après 25 jours d’observations, les psychiatres soviétiques le relâchent. Nous sommes en 1977.

Vieux stoïque

Mikhaïl Volokhov raconte en riant comment il a fait tous les métiers: commis-voya­geur, peintre à la télévision ou professeur d’électrotechnique. En fait, ce qui l’intéresse, c’est écrire des pièces de théâtre, une dizaine dont, sévère avec lui même, il ne veut garder que quatre. Pourtant, il lui faudra attendre 1988 pour se voir jouer « A Moscou, à 10 mètres de l’hôpital psychiatrique », savoure-t-il. La pièce s’appelle » Les Putains ».

Putains, assassins, le dra­maturge reconnaît volontiers son goût pour les «personna­ges les plus méprisés, les plus bas dans le monde». Il a une curieuse et féconde propen­sion à récupérer le malheur «Ouand les gens sont très malheureux, ils approfondis­sent leur pensée et leur foi en Dieu. Alors bien sûr, il ne faut pas ajouter au malheur de la vie. Mais le montrer dans l’art… Tout ce qui s’est passé en Russie est un grand mal­heur mais j’ai réussi à utiliser ce malheur. »  Une sagesse de vieux stoïque. » Et aussi, ajoute-t-il au bout d’un mo­ment, je voudrais que la repré­sentation soit comme une ca­tharsis, qu’elle permette de nettoyer son âme. »

Aujourd’hui marié à «une Française rencontrée dans le métro de Moscou «, installé dans la banlieue parisienne, il suit encore l’actualité russe sur sa télévision, prodige du satellite. Et même Volokhov se félicite d’avoir, à Paris, la tran­quillité nécessaire pour écrire. Rentré au théâtre par la grande porte, il en profite pour s’initier au passage au métier de comédien, en jouant un pe­tit rôle dans «Marie», toujours sous la houlette de la bonne fée Sobel. Le dramaturge trop longtemps exclu du théâtre semble bien vouloir se rattra­per

Jean-Luc EYGUESIER

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Cirill Razlogov

Culturologue,  animateur  de l’émission Le culte du cinéma

L’oeuvre de Mikhail Volokhov est un phénomène extraordinaire qui appartient à quelques sphères de la culture à la fois : à la littérature, au théâtre, au cinéma et, selon l’auteur lui-même, à la philosophie. La conjugaison de ces sphères témoigne  de l’universalité de  son talent et de sa méthode d’aborder les sujets.

En même temps, son œuvre, qui est manifestement marginale,  fait face  aux tendances générales  —  ce qu’on appelle «mainstream» — dans la culture de masse aussi bien que dans la culture réservée à l’élite.

Ce phénomène n’est pas nouveau ; il est très typique de l’ art contemporain de la fin du XXe – début du XXIe siècle .

J’estime que ces tendances alternatives qui élargissent les horizons de la création artistique au-delà des limites établies par la société ont beaucoup d’importance pour le futur.

Dans cette optique les  expériences théâtrales et cinématographiques de Mikhaïl Volokhov seront de plus en plus reconnues.

Le calvaire de Tchikatilo — une de ses oeuvres centrales – existe en quelques versions.

Les expériences cinématographiques se trouvent aux confins de la cinématographie et de l’art vidéo. Ce sont deux formes différentes de la création sur écran ayant leurs particularités esthétiques. Bien qu’il soit difficile d’imaginer la possibilité de faire voir ces choses-là  à la télévision , il utilise l’expérience des jeux vérité qui peut être promue sur les grands écrans.

En plus, il aspire à utiliser de différentes traditions esthétiques avec un but tout à fait concret autant pour choquer le public que pour élargir le diapason de sa perception, de ses capacités de percevoir les choses qui ont été absolument rejetées autrefois.

Mikhail Volokhov le fait d’une façon passionnante et même didactique.

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Théâtre/Public

Un théâtre transcendant, pour degré zéro de l’idéal

Théâtre russe, marge II. Sur

une pièce de Mikhaïl Volokhov Cache-cache avec la mort

présentée au Théâtre e Gennevillie


Volokhov parle aussi de nous

Trafic de nourriture. La faim creuse toutes les faims. La débrouille devient la valeur. Elle n’est pas seulement nécessaire, on y croit. Pour certains, elle devient jeu et plaisir. Un art.  Pas de croyance dans le trafic sans trafic de la croyance. Ceux qui croient que la liberté, c’est trafiquer chacun contre
tous, doivent savoir trafiquer du besoin général de se croire libre ou libérable. Etre dans le besoin rend crédule. Une
langue, obscène et obsessionnelle, qui métaphorise l’ordure. Les besoins fournissent aux désirs leur vocabulaire.
Idéalisation minimale. Moins jouissance de l’ordure que celle de son maniement. Jusqu’à tromper un homme du peuple sur le terrain   de la vulgarité. Fine démagogie ordurière, prise en même temps dans l’ordure.  Félix baise Arkadi à un point tel qu’il ne saurait être ques­tion, entre eux, de rapport sexuel. En l’abusant et le désa­busant à répétition, il le vide. Et si l’Histoire finissait par apparaître, à la plupart de ceux qui ont besoin de croire, comme autant d’histoires im­possibles à croire ? Et si c’était là l’effet d’une politique de la narration, consistant à faire croire et décevoir à répéti­tion, jusqu’à la croyance qu’on ne peut plus rien croire ?

Félix est un artiste pratique. Ses fictions manipulent la réalité. L’une d’elles rend Arkadi meurtrier. C’est, à la fois, un dialecticien et un imaginatif. A l’aide de son cobaye, il fait de la vie une sorte d’œuvre d’art. Pourquoi écrirait-il des poèmes ? Arkadi est un gogo doublé d’une crapule. Félix, un conteur amoral qui tue par procuration, mais vise essentiel­lement à supprimer la différence entre tuer et raconter un meurtre. A travers Arkadi, il veut déboussoler le réel pour le fuir. C’est une crapule savante, mais lui aussi a besoin de croire. Qu’on peut échapper à sa mort en la racontant, par exemple. S’il veut maîtriser le réel, c’est pour le dissoudre comme tel. Alors qu’Arkadi, lui, cherche une issue réelle.

Et si l’Histoire apparaissait comme une fiction (meur-j trière) masquant la mort ? S’il fallait la renouveler de plus I en plus vite, pour que continuent d’y croire ceux qui en ont ] besoin, quitte à déboussoler leur crédulité à force de trans­formations ? Et si les metteurs en scène de la fatalité de la ! mort abusaient aujourd’hui de la «fatalité» de la croyance, en transformant la nature et les naturels en mensonge sans fin ? Si même tuer, mourir, devenaient être menti, mentir ?

Jusqu’où la fiction peut-elle rouler le réel dans sa farine ? Et qu’en est-il de l’art, quand le réel devient de plus en plus fictif ?

Le théâtre serait un art réel de la fiction, s’opposant à la fictionalisation du réel. Non plus fiction contre réalité, mais fiction contre fiction et réalité contre réalité. La feinte théâ­trale pourrait rendre compte d’une réalité fictive. Y aurait-il, au théâtre, une certaine «issue» fictive, de quelque portée réelle, à une réalité, paraissant sans issue, qui plonge dans la fiction ? Une réalité qui feint l’art, l’art ne peut plus la feindre. Elle rend centrale la question de la fiction. Celle d’un art imaginant contre celle d’une réalité imaginaire. A l’art, il resterait à imaginer ce que peut avoir de réel une so­ciété de plus en plus fantasmatique.

De la supériorité intellectuelle, comme moyen d’entuber autrui. Quand une logique supérieure de manipulation de la croyance se combine avec la croyance que cette supériorité autorise l’amoralisme.

Pour Félix, tout est jouable sans borne dans le réel, afin d’échapper au mourir ambiant. Lui et Arkadi veulent conti­nuer à se croire, respectivement, capable de tout faire faire et justifié à faire n’importe quoi. L’un se joue des apparte­nances, l’autre en a besoin. Arkadi met son idéal dans des organisations meurtrières. Il veut seulement être du côté de quiconque peut tout impunément. En un sens, il veut être Félix, à ceci près que Félix raconte. L’idéal de Félix, c’est de pouvoir tout raconter en étant cru, jusqu’au crime. A eux deux, ils font une jolie mafia.

A quoi un intellectuel d’envergure pourrait-il être utile dans une organisation politico-criminelle? Je ne parle pas d’une spécialité, mais, par exemple, d’une capacité savante de manipulation de la crédulité, qui passe par la parole. Sa­voir dialectiser dans le langage des masses, faire rêver, sus­citer la gratitude, l’abandon aveugle ; mais encore, faire agir par peur, donner à vivre alternativement espoir et dé­ception, étriller l’affectivité d’autrui jusqu’à une sorte d’es­clavage. En maniant une logique qu’aucune valeur n’as­treint et qui peut jouer de toutes, sans frein dans son rêve de puissance.

Avec Félix, tout peut devenir tout. Il fait tuer par Arkadi un membre du Kgb qu’il fait passer pour un Juif. Lui-même est-il bien juif, avec son nom chrétien ? Et Arkadi, avec son nom juif, ne peut-il l’être ? Félix le persuade de lui donner son corps par devoir, puis se dérobe. Il peut tout prétendre, tant qu’il est cru. Mais il dit tout et son contraire. Et montre ainsi la puissance nue de son verbe.

A quoi bon écrire, si on peut «écrire» en parlant ? Et à quoi bon écrire en parlant, si ce n’est pour se jouer du réel ? Félix n’oppose pas sa puissance fictionnelle à la réalité ; sans la perdre, il l’accommode à elle. Finalement, il sug­gère à Arkadi de le tuer à heure fixe, de le suicider à sa place. Mais, à ce moment, nous sommes si soûlés d’his­toires contradictoires que nous ne pouvons plus ni le croire, ni ne pas le croire. Nous ne sommes pas désabusés à force de mensonges, avec la certitude qu’il ne faut plus le croire. Nous nous sentons désarmés devant toute vérité ou men­songe, réalité ou fiction. Ces oppositions perdent leur sens. A force de crédulité et de tromperie, nous sommes, en même temps, privés d’espoir et de désespoir, de désir et de renoncement. A la fois, rendus indifférents et offerts à n’importe quelle Histoire.

Ni illusion, ni lucidité : un troisième état narcotique, où on est prêt à tout parce qu’on se fout de tout.

Chez nous, la fiction saturante nous en approche. Elle op­pose, au croire sans croire du théâtre, un croire sans croire d’une autre sorte. Un sentir sans sentir.

L’identification, l’illusion et la digestion ne suffisent pas à en rendre compte (la distanciation non plus, donc). Car on s’identifie sans s’identifier, on ne peut plus se faire d’illu­sions, on n’ingère qu’à moitié pour éviter l’indigestion.

Volokhov parle aussi de nous. L’ex-URSS ne fait pas que nous fantasmer; à travers sa réalité bien différente, elle nous perce à jour dans ce texte.

C’est du réalisme fantastique. Du grand art, capable, par l’imagination, de dégager le réel à distance. Et s’il est vrai qu’il s’éloigne, seuls de grands voyages nous feront y toucher.

Il — Cache-cache avec la mort au Théâtre de Gennevilliers

Telle quelle, ou presque, la salle. On décore en omettant. Ce manque est riche de possibles. Les spectateurs méritent, mieux que des réalités, des possibles. Il n’y a pas plus fictif qu’un théâtre nu, comme nudité d’un art et négation du na­turel.

Vaste, la scène entoure le spectateur. Il est comme sur elle. Le plafond est très haut. A la frontalité, s’oppose l’en­ceinte d’un monde.

L’espace, arboré au lieu d’être décoré, aimante. En deçà de l’histoire, il sera question d’espace-temps. Elle le tordra spécialement ; il la fera, l’éclairera, la regardera.

Ça ne se passe pas seulement au sol. Il est mis en l’air, parce que les hauteurs sont foulées. Il reste terrestre, mais décollé. De multiples passerelles joignent de hauts murs, quadrillés à distance par ce qui paraît être un support de projecteurs. Ceux qui entreront en action éclaireront tous leurs emplacements possibles. Comme dans une mise en scène de mises en scène possibles, pour une histoire des Histoires. La seule chose qui nous intéresserait au théâtre, ce serait une traversée des théâtres et des mondes réels et possibles.

Deux acteurs lâchés dans l’espace, un côté cosmonaute et vaisseau. Il y a peu à éclairer, l’éclairage devient donc per­sonnages. Il s’agit du vaste espace de notre hideur, de notre désarroi et, malgré tout, de notre beauté. Beauté humaine mise en grand danger par le mal épique. Deux mâles.

L’éclairage devient. Ça saigne sur les murs latéraux. Ils commentent la confrontation du couple immonde. Celui-ci n’agit, ni ne dialogue : il agit son dialogue. Les murs par­lent en saignant. Ou plutôt, seulement leur quadrillage. Ce signe du sang ne les noie pas; les caresse ou les dessine, à distance. Ce signe du sang ou du feu.

Il s’installe insensiblement, disparaît de même. La salle est d’abord pleinement éclairée, niant l’évidence du théâtre ; posant que, pour qu’il se passe quelque chose, il faut d’abord qu’il n’y ait rien à voir. C’est un cadeau em­poisonné qu’on fait au spectateur, de lui livrer des spec­tacles tout faits, où il n’a rien à faire. Seule la production théâtrale peut lui être utile, comme la production histo­rique. Il faut que les gens de théâtre cessent de confisquer le chantier ; les spectateurs aussi ont le droit d’être ses ou­vriers. Mais il est plus difficile de mettre en scène un chan­tier qu’un immeuble. Celui-ci assassine le théâtre, lequel est meuble comme une terre. Non pas spectacle du mouve­ment, mais réalité mouvante.

Les cosmonautes, ce sont les spectateurs d’un théâtre du monde de terre et de sang. Ce qui court le long des bar­reaux, c’est, à la fois, le signe d’un sang qui coule et d’un sang qui bat : les égorgements et la chaleur des gorges. En fait, au mal historique obscènement exposé sur le sol, ré­pond comme une chœur plaqué aux murs. Les barreaux rougis sont les corps figurés d’une foule anonyme, corps transparents au sang battant. Cela pourrait nous éviter de nous traiter en choses, de voir notre chaleur et sa fragilité. Ce chœur spatial, foule vivante d’hommes méconnaissables et anonymes, barreaux de leur propre prison, limite la fable horrible et la regarde se dérouler. Comme s’il la voyait se dérouler à la fois en son sein et à distance. Cette armature rouge de drapeau troué, relativise le mal, la désespérance. Elle expulse sur le plateau ce qui la calcine. Ce sang et ce feu de la vie éloigne, sans l’adoucir, la fable d’incendie, de massacre.

Gagné insensiblement sur les pleins feux, et perdable, ce personnage éclairant nie, à la fois, qu’il ne faille pas déses­pérer les gens et qu’on puisse se repaître de leur désespoir. Ce qu’il faut, c’est montrer le pire, de manière à ce qu’on ne s’y noie pas. Non pas prétendre à la solution, mais nier qu’on puisse prétendre à la non-solution définitive. Trouver déjà une solution scénique à l’insoluble, et inscrire l’inso­luble dans cette solution. Démettre en mettant en scène. Ni faire jusqu’au bout, ni défaire. Doublement nier fatalisme et prométhéisme. Se poser en se niant, mais évacuer en montrant. Solidement, fragiliser le théâtre. S’il vaut, il vaut déjà dans les pleins feux ; et encore mieux quand s’instal­lent tous ses artifices.

Un éclairage d’en-dessous, plombé mais chaud ; un soleil du bas, prudent. Le théâtre fait la nuit, mais pas d’un coup. C’est un théâtre de notre monde, mais qui l’indique avec des moyens minimaux. Il est de notre monde parce qu’il ne le représente pas. C’est, artistiquement, en tant que théâtre technique qu’il en rend compte.

Le temps coule, comme la mare à partir des tuyaux rap­portés, seul décor mais fondu à la carcasse du théâtre. De cette carcasse, le temps coule comme du sang. Fluidité épaisse de l’Histoire, rendue ici sensible, pas seulement in­telligible. Dans la nuit spatiale installée, les spectateurs, sur leur vaisseau qui éclaire par dessous, peuvent avancer. Vers eux-mêmes, leur nuit. Les murs regardent, pour qu’ils met­tent leurs yeux en jeu, en projetant mais perçant.

Le problème de la lumière croise celui des spectateurs. Si on veut que leurs regards jouissent et travaillent, il ne faut pas leur faire oublier les projecteurs. Nous nous fichons de voir l’aube au théâtre, mais non de voir la lumière des pro­jecteurs changer justement pour nous y inciter. Car nous aussi nous projetons de la nuit et de la lumière, et nous ve­nons au théâtre, moins pour voir une représentation du monde que pour nous sentir regardés avec acuité, et, mieux qu’ailleurs, nous aiguiser le regard. Les gens de théâtre sont des rémouleurs au service des regards publics, ou sont vains.

Il y a aussi une télévision, en apesanteur dans la vaste carcasse, relativisée d’un point de vue architectural. Presque nu, l’espace théâtral n’est pas donné ; sans grandes modifi­cations, il est choisi. On le rend sensible, dans une certaine direction. La mise en scène ne construit pas un monde, elle éclaire un donné, donc le transforme. C’est à la fois l’édi­fice tel quel et un édifice possible parmi d’autres.

L’espace théâtral apparaît comme un écran paradoxal qui se donne lui-même comme image. Ce qu’on montre, c’est l’image réelle du support, non seulement d’une infinité d’images possibles, mais d’une infinité de supports secon­daires d’images possibles. Dans cette théâtralité du théâtre, rendue sensible, scénographiée, nous sommes placés anté­rieurement à toute scénographie et à toute image théâtrale. On nous met près du cœur d’une question des questions (on la cherche avec nous), au lieu de nous prendre pour des cons.

Donc, on pose une télévision dans la vastitude, comme une conne. Pas au centre. On la livre à l’ivresse spatiale, à son risque de panique, avec deux fauteuils, représentants banals d’une intimité. On oppose à l’espace télévisé, la té­lévision dans l’espace dilaté d’un théâtre. On lâche le cocon des larrons dans le vide, ou plutôt le gaz rare du sens en train de se faire. On fait exploser la saloperie de l’une et des autres, pour qu’elle résonne loin dans ce qu’on pourrait appeler la théâtrosphère, par dérision (mais pas tant que ça : c’est un lieu de relativité, il ne connaît pas le mouve­ment uniforme, ce qui est rectiligne s’y révèle courbe).

Dans l’écran paradoxal du théâtre disponible, la télévision s’incruste comme une face, tantôt allumée, tantôt éteinte, mais toujours lisse. Un personnage universel, anonyme pour qu’on le devienne, selon l’usage massif. Au nom de la plura­lité et de la liberté, cyclope gommant les traits, lissant les drames. Spécialiste du drame, qui contribue à le pérenniser, mais en libère le théâtre. Au milieu des gravats, des caillots, pureté domestique qui inféode le monde. Masque neutre, hallucinant et vidant les visages, ridiculisant leur relief, ren­dant presque impossible leur face à face.

S’il y a crise du dialogue, c’est aussi que le théâtre de- vient, pour le spectateur, une des rares occasions de face à face réel. Ici, les personnages se battent à coups de mots, pour que nous réussissions, un peu mieux, à nous voir. La télévision nous met face à un tout qui nous absente. Le quotidien nous condamne à nous-même, en face de gens qui n’ont pas de temps à perdre. Le théâtre, lui, peut nous confronter aussi bien à autre chose qu’à un nous-même va­cant et riche, réel et possible. Une télévision aussi.

Le théâtre, aujourd’hui, est une des seules propédeutiques au face à face humain. Sa valeur se mesure aussi au désir qu’il donne de se parler vraiment ; dommage qu’il y en ait tant de vain qui prête au bruit des mots. Il ne suffit pas d’un beau texte, mais on ne saurait faire l’économie d’un vrai. Un texte vrai donne envie, moins d’en parler, que de se parler ; de mieux dire soi et le monde à un autre et à soi-même. Même classique, tout texte utile est contemporain.

Distancié, tout théâtre valable est sensible. Détournée, toute fable doit aussi nous toucher directement ; travaillée, toute langue doit outrepasser la littérature. Le théâtre n’a que faire de l’érudition. Comme de l’ignardise. On n’est pas là pour référer, si on peut être là pour qu’une référence nous brûle.

Il est essentiel au théâtre d’être un art de la suspension, non seulement des savoirs, mais des sensations. C’est un art enfantin, non infantile, qui devrait incliner à sentir et comprendre, toujours comme pour la première fois. Ce qui le caractérise, c’est moins la mémoire qu’une vacance propre qui s’oppose à l’oubli télévisé ; un aiguisement, au présent, des sens et de l’intelligence, dans un espace constellé mais non saturé, disponible. Pas seulement un es­pace objectif, un don d’espace pour les spectateurs. Ils sont la pièce essentielle du théâtre : leurs imaginations priment toutes les autres. Le propre d’un théâtre de grande imagina­tion, c’est qu’il reste riche à imaginer ; le propre d’un grand texte de théâtre, c’est que son sens reste riche à extraire.

De bons acteurs se font oublier pour plus important qu’eux. Sans eux pourtant, rien ne se passerait. Ils ne por­tent pas seulement l’événement ; quand ça marche, ils ren­dent tout événementiel. Leur jeu les dépersonnifie — sur­passe leur personne et leur personnage — en laissant les choses se personnifier quelque peu. L’empoignade distante de Félix et d’Arkadi fuit l’anecdote pour lever l’emblème, leur dépense physique même sémaphorise leurs corps, tan­dis que la télévision fait le tiers individu, que l’éclairage coule comme du feu et du sang, que l’espace et le sens va­cants deviennent concrets.

Le théâtre, ce n’est pas la vie. C’est une capacité d’abs­traire à partir de la vie et de rendre concrète cette abstrac­tion. Une occasion de comprendre : les savants ne font rien d’autre, et une occasion de se divertir : comme les enfants avec des riens. Le pire pour les spectateurs, c’est d’être pris pour des adultes incapables de comprendre.

Un certain théâtre permet de viser loin, en étant touché de près. Il œuvre dans le mouvement et le relief du sens. Quoique rare et pour si peu de gens, il défonce l’écran bombé du roi cyclope.

Gérard Lépinois

• Gérard Lépinois : écrivain. Chez Deyrolle Editeur, en 1992 : un essai, l’Action d’espace, et un récit, Un.

Mikhaïl Volokhov, né en 1955 dans le Kazakhstan, réside en France depuis 1987. Œuvres montées en ex-U.R.S.S. : Les Putains (E. Kazakov, Moscou 1988), Cache-cache avec la mort (Théâtre d’improvisation dra­matique, Moscou 1990/B. Ozerov, Ukraine 1991/A. Jitinkin, Moscou 1992), Requiem (Théâtre Peroskaïa 1990), Gaudemus (Théâtre de Lvov, Ukraine 1991).

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Cripure

LES LUNES ROUGES DE GENNEVILLIERS

par Gilles COSTAZ

Chez Bernard Sobel, les nuits sont traversées d’utopies égalitaires et de rêves brisés. Pour entre-choquer le passé et le présent de la Russie, il met en scéne coup sur coup un classique révolutionnaire, Isaac Bobel, et un jeune auteur russe, Mikhail Volokhov.

BERNARD SOBEL, un bel obsessionnel

Dans notre paysage théâtral, Bernard Sobel est une plante d’espèce unique : l’homme d’un théâtre politique qui ne se résoud pas à la mort des grands idéaux communistes, commu­nards et communautaires. Les autres ont accepté la fin des utopies sociales. Pas lui. De quoi nous parle-t-il dans les deux pièces qu’il met en scène coup sur coup pour cette rentrée, Isaac de Babel et Cache-Cache avec la mort de Volokhov ? Du com­munisme. Mais du communisme douloureux en 1933, chez Babel, et en 1992, chez Volokhov.

On pourrait écrire que Bernard Sobel se répète à l’infini, qu’il ne change pas dans un temps qui change et que cet ancien assis­tant du Berliner Ensemble qui protège sa calvitie sous une cas­quette brechtienne et dont la boussole culturelle s’affole toujours en direction de l’Est est devenu, au fil des ans, un dinosaure du théâtre. Il en a pris le risque et sa mise en scène l’an dernier de La Mère de Brecht d’après Gorki, où tout était monté à la manière des metteurs en scène révolutionnaires, comme photographié dans les années trente, en noir et blanc grisé, pouvait donner le senti­ment que la fossilisation le guettait ou plutôt le tentait. Il aime ces années-là comme il aime le temps des grands débats de la Convention et, s’il ne parle pas de l’ex-mur de Berlin, on peut supposer que, pour lui, Berlin-Est survit toujours dans ses repères et jusque dans sa façon de mettre en scène.

En réalité, on n’en finit jamais avec Sobel, dont la pensée est beaucoup plus remuante qu’il n’y paraît et dont le style peut réser­ver des surprises. C’est que ça se cabre beaucoup à l’intérieur de son obsession d’une révolution idéale! Sa certitude inébranlable abrite tant d’incertitudes. Le rêve, chez lui, est une déchirure. Cela nous permet de ne pas lui en vouloir de mises en scène moins heu-reuses et d’être certain qu’à un moment ou à un autre, il nous éblouira, comme avec La Tempête d’Ostrovski ou YHécube d’Euripide.

Même s’il copine avec Saint-Just et joue aux cartes avec Bakhounine, il n’a jamais eu le communisme triomphant. A tout moment, il en a dit les dangers en en disant les grandeurs et, pour mieux les souligner, il en détaille les erreurs. C’est ce qu’il fait à nouveau cette saison. On dira que c’est du travail de dialecticien -et, dans la discussion, il est en effet un dialecticien redoutable, l’un des tout-premiers de Paris : quel «philosophe» à la mode tien­drait le choc contre lui ? — mais, en le disant, on ne dira pas tout. Les blessures humaines comptent autant, chez lui, que les habile­tés de l’esprit.

De telle sorte que, chez ce bel obsessionnel, chez cet idéaliste aimant les idéologies et redoutant les idéologues, les plaies des sociétés et de l’humanité sont plus souvent en scène que la théorie qu’il aime tant dans le dialogue privé et professionnel. Ainsi son théâtre n’est-il pas tout à fait celui que l’on pense et que lui-même annonce, mais un rêve contradictoire et contredit dont nous avons, dans ses plus beaux moments, un furieux besoin et qu’il déve­loppe en ce début d’année en deux temps — Babel et Volokhov -pour mieux en fouailler la douleur.

MIKHAIL VOLOKHOV, l’homme qui a déshabillé le diable

Comment Mikhaïl Volokhov, un Russe de 38 ans, rebelle au    communisme, se retrouve-t-il acteur et auteur au théâtre de la Commune du communiste Bernard Sobel, à Gennevilliers ? Comment ce fils de scientifiques qui avait appris les mathématiques et pas du tout Tchékhov est-il devenu l’un des auteurs les plus dérangeants de la nouvelle Russie ? Plutôt que de tenter d’expliquer, mieux vaut en rendre responsables Dieu et le diable, plus l’amour, les trois hantises de cet écrivain en exil dont on verra en février Cache-cache avec la mort et qui fait en janvier ses débuts d’acteur (en français) dans Marie d’Isaac Babel ?

La tête en Russie mais le corps en France depuis 1987, Mikhaïl Volokhov habite la région parisienne parce qu’il a rencontré une Française dans le métro de Moscou. Coup de foudre, mariage immé­diat. Bien qu’il soit supposé détenir des secrets technologiques en raison de ses études scientifiques, Volokhov a pu venir vivre en France. Il a été gardien chez un agent de change, pendant quatre ans. Aujourd’hui, il essaye le travail d’acteur, dans un rôle modeste. Après, il verra. Mais, on s’en doute, écrire passe avant tout pour ce Juif de Russie (« Quand on est juif en Russie, on est plus russe que les autres Russes; ah, que j’aime les films de Sevela sur l’anti-sémi-tisme chez nous! »). Sobel lui a donné une double chance : jouer, être joué. « Je lui suis très reconnaissant, dit-il. Il est communiste, mais, dans un pays capitaliste, c’est très bien d’être communiste. Pas dans un pays communiste! Il a un grand talent, qui atteint parfois un niveau de génie. C’est un metteur en scène de grande morale. Cela me plaît puisque l’artiste, pour moi, doit travailler à une société plus morale. »

On lui avait conseillé de remettre le texte de Cache-cache avec la mort à Sobel…C’est ainsi que tout a commencé pour lui à Paris. A Moscou, quand a com­mencé son basculement vers le théâtre ? Mikhaïl ne sait pas. Il sait qu’il a dû apprendre la littérature et la philosophie tout seul : Dostoievski, Tennessee Williams, Nietzsche, Chestov (dont il dit aujourd’hui : « sa philosophie m’a sauvé la vie »)… Il a commencé par écrire un roman. Voyant cela, ses parents l’ont envoyé à l’hôpital psychiatrique! Les médecins l’ont renvoyé chez lui, n’ayant rien décelé d’anormal ! Sa première pièce, Les Putains, fut créée à quelques mètres de l’hôpital : belle revanche du destin.

Etant passé à l’écriture théâtrale et à la poésie, il ne vit pourtant pas ses pièces jouées facilement. Les mœurs théâtrales russes veulent qu’une pièce soit lue auprès de professionnels. A la lecture, le talent de Volokhov apparut avec évidence. Mais la censure veillait. Ces Putains ne furent représentées qu’après sept ans d’attente. Aussi, malgré les marques d’intérêt de grands metteurs en scène comme Edlis, Volokhov garda chez lui sa pièce suivante, Cache-cache avec la mort, qu’il écrivit en trois semaines, alors qu’il était déjà en France. Les solliciteurs le firent sortir de son isolement. Lue avec enthousiasme, la pièce fut créée en 1990 et en est déjà à sa troisième mise en scène à Moscou (la dernière étant celle d’André Jitinkin, avec André Solokhov).

Cache-cache avec la mort lui a été inspirée par une discussion avec une personne du KGB et le récit que celle-ci lui fit, l’histoire vraie d’un homme s’éprenant d’une femme à l’étranger et la tuant : « J’ai pensé : qu’est-ce que c’est que tuer son amour ? et je me suis demandé : qu’est-ce que tuer à l’étranger ? Moi aussi, j’étais à l’étranger. J’étais en France. De là je voyais une autre lune! Sans la France, je n’aurais pas écrit cette pièce. Ma pièce est plus forte que moi. J’ai réussi à déshabiller le diable. Traquer le diable, qui, en Russie, est plus facile à attraper que chez vous où il rôde partout, mais de façon diluée, c’est le plus important, avec la croyance en Dieu et l’amour. Pour arriver au paradis, il faut creu­ser très profond dans l’enfer. La pièce, c’est ça : arriver chez les Dieux après avoir traversé l’enfer masculin. Les femmes arrivent bien plus vite chez les Dieux! C’est une pièce jouée par des gens de trente ans avec une philosophie d’auteur de soixante ans : j’ai cet âge dans ma tête tellement j’ai vu de tragédies »…

La pièce fit scandale à Moscou. Elle sera bientôt, à Gennevilliers, dans la peau d’Hugues Quester et Denis Lavant, dirigés par Sobel. Mikhaïl Volokhov n’en revient pas. Dans son langage d’images et de symboles, il dit : « Etre joué ici, c’est comme d’avoir fait pousser une petite fleur sur l’asphalte ».

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Politis

Prix d’interprétation

Emmanuelle Béart et le duo Hugues Quester-Denis Lavant splendides, chacun de leur côté.

Jean-Pierre Vincent n’avait pas été très heureux avec Musset, en dépit de la passion qu’il lui porte de façon obstinée. Mais voilà que, tout à coup, Musset répond à cet attachement; il y a quelque chose de changé dans ce On ne badine pas avec l’amour des Aman­diers, qui succède à un autre Badine vu par le même metteur en scène à Sartrouville il y a cinq ans. Ce quelque chose, c’est une réflexion plus nourrie avec, en cadeau, la   belle Emmanuelle Béart.

II y a eu, il y aura de grandes Camille.

Mais la Camille d’Emmanuelle Béart figurera toujours dans le lot des meilleures. Comme elle s’est naturelle­ment et magnifiquement glissée dans les habits et les sentiments de la jeune fille pure, naïve, courtisée, rêveuse, heureuse, blessée, déchirée! Elle est toute la sensi­bilité changeante de ce spectacle où Vincent et son décorateur Chambas ont pourtant apporté une fantaisie heureuse, encerclant le monde jeune d’un monde adulte ridicule et bouffon comme dans un conte de Marcel Aymé. Pascal Rambeii (dont il faut dire que, lorsqu’il n’exerce pas la profession d’acteur, est l’un de nos| plus grands auteurs — il l’a prouvé ici. à Nanterre, avec John and Mary tragédie) est un Perdican inférieur à sa partenaire, mais avec d’heureuses bouffées de rojnantisme moderne.

A Gennevilliers, on est, avec Cache-cache avec la mort de Mikhaïl Volokhov, dans une modernité sans romantisme. C’est la Russie de la perestroïka qu’avec un certain prophétisme (la pièce date de plusieurs années, l’auteur voit basculer dans la folie avide et crapuleuse. Ber­nard Sobel, le communiste, n’a pas man­qué de courage en montant cette tragé­die du communisme agonisant. Certes, la manière de Volokhov, qui utilise la vul­garité, la crudité des mots, la bassesse pour mieux exprimer le désespoir, traduit une nostalgie des valeurs qu’un marxiste peut récupérer à son profit. Mais ce qui se cache en réalité sous ce déchirement à coups d’insultes et de vanités, de mensonges et de démences, pratiqué par deux faux révolutionnaires, est plutôt mystique. Dieu et le diable sont derrière eux. avec une croyance dostoievskienne dans le Belle» pièce, assez longue à trouver sa to­nalité, mais s’élevant au moment où elle atteint une vraie folie. Le metteur en scène et les acteurs s’en emparent avec un bel appétit qui les mène vers une nervo­sité tout à fait exaltante. Hugues Quester, en dominateur, et Denis Lavant, en do­miné se rebellant, pianotent, comme peu d’acteurs savent le faire, sur la gamme de la violence et de la fureur. Pas de cache-cache avec la vérité des sentiments dans leur jeu. Ils sont fantastiques.

Gilles Costaz

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Le Quotidien

Critique/Théâtre

Cache-cache avec la mort

de Mikhaïl Volokhov. Texte fran­çais de Lily Denis et Bernard Pautrat. Mise en scène Bernard Sobel avec Michèle Raoul-Davis. Décor et costumes Nicky Rieti. Lumières Hervé Audibert. Son Nicolas Chorier. Avec Denis Lavant et Hugues Questej. Au Théâtre de Gennevilliers.

La noire déréliction

On pénètre dans la deuxième salle du Théâtre de Gennevilliers et l’on bute sur le côté des gradins. Sous ces gradins, une cuisine cras­seuse. Une casserole défoncée chauffe sur une cuisinière sans âge. Une vague odeur de cantine Hotte. Au sol. des monceaux de grandes boîtes de fer blanc et tout un bric-à-brac hors d’usage. On avance et l’on découvre un grand espace noir. Dans un coin, un réfrigérateur et un vieux fauteuil défoncé. Insolite, et beau comme une sculpture, un amoncellement d’extincteurs ruti­lants. Le rouge reviendra parfois en lumières fines. Au fond, un jeu d’énormes tuyaux noirs, comme un jeu d’orgue, comme les poumons mystérieux d’un lieu étrange et in­quiétant.

D’en haut vont descendre les hommes. Deux hommes qui termi­nent une ronde, sans doute, emmi­touflés dans de sombres cirés, lam­pes de poche à la main. Au-dessus de la tête des spectateurs, l’entre­croisement impressionnant des pas­serelles métalliques. On est bien dans un théâtre, dans une machine à générer de la fiction. Et puis on est aussi dans la salle de garde d’un hôpital. Quelque part dans l’ex-URSS. Magnifique scénographie de Nicky Rieti, agnifiée par les lu­mières d’Hervé Audibert,les sons de Nicolas Chorier.

Les deux hommes engagent un dialogue. Un dialogue comme une guerre. Arkadi. Félix. On connaîtra leurs prénoms. On ne discernera pas distinctement qui ils sont vraiment. Des employés de l’hôpital. Un hôpi­tal du KGB. Amis, ennemis. Hantés par la destruction, la négativité. Crachant leur désespoir comme cra­pauds et vipères. Injurieux. Ne sa­chant plus s’exprimer qu’en un lan­gage ordurier qui pleut comme poignards tranchants. «Putain» est l’interjection qui revient Je plus sou­vent. On ne peut plus parler de «mot», puisque le sens en est comme asséché, et les images sexuelles violentes qui font la ma­tière même d’une grande partie de cet «échange» paroxistique ne sont là que pour leur puissance destruc­trice.

Mikhaïl Volokhov vit en France depuis novembre 1987, II a fait des études de physique et de mathéma­tique, mais ce jeune ingénieur a beaucoup lu les philosophes et su quec ‘est par l’écriture qu ‘il pourrait exprimer quelque chose de sa ré­volte et de son désespoir.  Cache-cache a vec la mort est sa première pièce traduite en langue française et c’est l’honneur de Bernard Sobel que de la créer, tandis qu’il reprend, rappelons-le. «Marie» d’Isaac Ba-bel dans une nouvelle version. Les traducteurs ont eu rude tâche pour tenter de nous faire saisir cette langue des ténèbres, ce que là-bas on nomme « Mat ». langue des proscrits, qu ‘ils soient jeunes chô­meurs, prisonniers, chauffeurs de taxi diton aussi. Une langue récem­ment entrée en littérature par Andreï Biely.  Le «Mat» est d’un tissu imprécateur. Il veut conjurer les démons.

Mais pour les conjurer, il faut les appeler, et c’est ce que font, en un combat douloureux, terrible. Arkadi, que joue Denis Lavant. Félix, que joue Hugues Quester. On dit jouer. Mais l’investissement des in­terprètes est d’une éblouissante et noire violence. Et le caractère sub-jugant de la représentation tient en grande partie à ces deux fortes personnalités, et à ces deux acteurs qui trouvent loin en eux. profond en eux. les ressources d’énergie in­dispensables. Déréliction, la dérélicu’on,tel est sans doute le thème dominant de ce texte éprouvant, presque traumatisant.

Une scène héritée de Dostoïevski, mais qui brasse la réalité désespé­rante de l’actuelle CEI. Ni fable, ni pamphlet, mais bien plutôt le grand théâtre de la cruauté d’une réalité sociale qui n’engendre que la des­truction et dans laquelle on ne peut survivre qu’en organisant le men­songe, en se soûlant de fictions provisoires comme autant de trafics minables ou grandioses.

Bernard Sobel signe une mise en scène rigoureuse et dynamique, une mise en scène tenue et constamment explosive pourtant. Il a la chance de s’appuyer sur deux esprits excep­tionnels, deux grands acteurs qui comprennent tout de la noire puis­sance du texte de Volokhov et s’en emparent avec intelligence et grâce. Oui. Ce mot doit sonner bizarre­ment après ce qui a clé dit de la matière textuelle.  Mais c’est bien cela pourtant. Il y a de la grâce dans le jeu des acteurs, de la grâce dans ce combat atroce et sans issue. La seule issue c’est le recommence­ment.   C’est  Sisyphe.   Admirables Denis Lavant et Hugues Quester,audacieux et tendus, souples et mo­biles,   drôles jusque  dans  le pa-roxisme le plus négatif, vrais jusque dans  l’outrance,   émouvants   tou­jours et bouleversants d’intelligence dans l’abandon, la terreur, la rage. Et l’innocence aussi. Car dans cet enfer, ces scélérats, répétons le mot. qui se débattent, qui luttent dans le noir contre les démons, sont aussi des cœurs purs.

Armelle HELIOT

Deux représentations exception­nelles, en langue russe, de la pièce « Cache cache avec la mort » sont programmées le lundi 15 février, au Théâtre de Gennevilliers. à 20 h 30. et le mercredi 17 février à 17 heures à l’Inalco (qui collabore à cet événe­ment). Institut international des langues orientales. 106. quai de Cli-chy (à côté du pont de Clichy). H s’agit de la production créée en décembre 1992 à Moscou, au théâ­tre Mossovet. une mise en scène de Andreï Jitinkin avec Andreï Sokholov et Srgei Tchonichvili.

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LES LETTRES françaises

LA LANGUE DU MAT

Écrivain, metteur en scène, acteur (on l’a vu récemment dans Marie d’isaac Babel), Mikhaïl Volokhov, né au Kazakhstan il y a quarante ans, vit en France depuis 1987. À Gennevilliers, sa pièce Cache-cache avec la mort — qui a été montée avec succès à Moscou et à Lvov en 1990 et 1992- nous fait entendre sa voix singulière.

Immédiatement perceptible, étrange et même inouïe, la langue de Mikhaïl Volokhov est d’une dureté et d’une vio lence inattendues. Ces accents de cruauté et de fureur intense finissent pourtant par apprivoiser l’auditeur, car ils éveillent le souvenir d’autres échos ravageurs comme ceux de l’univers carcéral de Notre-Dame des Fleurs de Jean Genêt.

L’efficacité poétique de la langue surgit ici de l’inlassable répétition d’images gros­sières et vulgaires, ressortissant au sexe et à ses déviations, ainsi qu’à un profond anti­sémitisme: «Ah ah ! t’es vraiment juif ! Putain, vous les juifs, vous êtes vraiment des porcs! On s’enfile un nom russe, hop ! Comme une capote, et après vas-y qu’on encule son petit monde ! Putain, les pédés !» Ainsi parle Arkadi, l’Ukrainien et l’homme du peuple, face à Félix, le juif et l’intello écrivain qui plus est, celui qui «bricole une merdouille poétique anti-soviétique».

Cette longue conversation injurieuse et amoureuse se tient de nos jours dans la salle de garde d’un hôpital du KGB où les deux hommes sont gardiens de nuit. Que faire? «Jouer aux cartes, tuer des gens, baiser des pouffiasses, et des lopes, avaler du cyanure, de la vodka, tout seul.» Urgente et nécessaire, cette écriture-là déplie les moindres recoins de la conscience : chacun peut en accomplir une reconnaissance personnelle. Cet argot insoutenable dans la bonne société est le parler des couches défavorisées, des jeunes, des prisonniers de droit commun, des chauffeurs de taxi : c’est la langue du mat.

Par-delà l’insulte et la provocation, la joute verbale de ces deux minables révèle en fait l’inaccessible rêve de chacun : «L’amour vrai, c’est un truc, même avec les années, ça ne s’atténue pas, au contraire, ça se renforce.» Il n’est de plus beaux héros que les amants tragiques.

L’auteur avoue volontiers respecter un maître, Léon Chestov, écrivain et philo­sophe russe. Pour lui, comme chez Chestov, l’expérience du tragique humain et de l’absurde pallie les manquements à la raison. Volokhov avance que la langue de ses héros ne lui appartient pas en propre : il crée et écrit dans une zone hors du bonheur et du malheur. «Tu vois, moi, si j’écris, c’est précisément pour qu’il y ait moins de minables comme toi sur terre.»

Véronique HOTTE

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LE NOUVEL OBSERVATEUR

Le retour de Babel

Dix-huit ans après, Bernard Sobel monte à nouveau «Marie» d’Isaak Babel Entre-temps, le communisme s’est effondré…

L’intellectuel communiste Bernard Sobel n’a pas attendu la chute du mur de Berlin pour mettre en doute les valeurs en circulation, ni pour découvrir les changements du monde. Metteur en scène, directeur et fondateur du théâtre de Gennevilliers mais aussi conseiller municipal, il tente depuis toujours de rendre palpable l’engagement d’un auteur qui se brûle dans l’écriture. Il présente aujourd’hui «Ma­rie», d’Isaak Babel, et «Cache-cache avec la mort», de Mikhaïl Volokhov. Dix-huit ans après sa première mise en scène de « Marie », il aborde ce récit d’un monde qui s’effondre «avec plus de sentiments et moins de sentimentalité ». Face à l’accélération brutale de l’histoire, cette pièce « peut se lire comme le résumé d’une défiguration de l’idée même de révolution». Babel fut arrêté puis exécuté pour activités antisoviétiques et sympathies trotskis­tes. Ce n’est que dans les années 50 qu’il fut réhabilité. Dans « Marie », Bernard Sobel a donné le rôle de Kravtchenko, un officier subalterne, à l’auteur de «Cache-cache avec la mort», Mikhaïl Volokhov, alors qu’il n’est pas acteur. «J’ai découvert qu’il était gardien de parking à Paris. Son texte est d’une rare puissance, d’une rare vérité. Il porte un regard sans complaisance sur cette abjection qu ‘a été la trahison de l’idéal socialiste dans certains pays de l’Est.»

A la recherche du juste, Bernard Sobel est de ceux qui considèrent qu’un projet esthétique est aujourd’hui, plus que jamais, un projet politique. Pourtant il s’attelle désormais à un nouvel enjeu, capital : «Je voudrais cesser d’avoir à survivre, que l’équipe du théâtre puisse connaître quelques années de vie plus paisible. Car dans les conditions financières qui sont les nôtres, chaque création nous fait prendre des risques énormes. »

Jean-Luc Toula-Breysse

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L’Humanité

Sur la piste brûlante de Dostoïevski

En moins de cent ans, la grande question russe, emportée au train de l’Histoire, aura tour à tour enfanté l’épopée et la tragédie collective pour s’échouer dans la farce la plus noire. Là-dessus au moins, le doute n’est plus permis. Toutes les informations qui nous parviennent de l’ancien empire confirment l’état d’entropie dans lequel est plongée une société définitivement hors de ses gonds. Des tonnes d’essais vont s’écrire sur le sujet, qui surchargeront les rayons d’une bibliothèque croulant déjà sous les thèses du pour et du contre, du pourquoi et du comment de ce qui fut, de l’Union soviétique, le rêve tournant au cauchemar. Mais le roman, le cinéma et le théâtre permettent d’aller au coeur secret du monde sans s’embarrasser de circonlocutions. Bernard Sobel cite justement, à la barre des témoins, Dostoïevski et ses avertissements prémonitoires. Puis il monte « Cache-cache avec la mort » (1990), pièce de Mikhaïl Volokhov, né en 1955 au Kazakhstan et résidant en France depuis novembre 1987. C’est du raide !

Ils tuent le temps, jouent aux cartes.

avalent de la choucroute de mauvaise

qualité, s’invectivent très crûment

Il  sont deux. Par leur truchement, en deux petites heures, vont être impitoyablement révélés, comme au scanner, les méandres du dernier stade de la conscience soviétique panique. Arkadi et Félix sont de service de nuit dans les sous-sols d’un hôpital où l’on soigne les membres du KGB. Ils doivent veiller sur le portail et les extincteurs. Ils tuent le temps, jouent aux cartes, avalent de la choucroute de mauvaise qualité et s’invectivent dans une langue crue, très crue, dans laquelle le sexe intervient de manière obsessionnelle. Lily Denis et Bernard Pautrat, qui signent le texte français, ont dû s’en voir pour trouver les équivalences avec le « mat », argot des taulards et des chauffeurs de taxi fondé sur l’invective. Une fois les présentations faites ; insultes, vociférations antisémites, menaces de mort réciproques, on passe aux choses sérieuses, la manipulation, car ces escarmouches n’étaient que préliminaires ; Il faut aller crescendo vers l’instinct et le goût de meurtre. Il apparaît en route que Félix, fils de famille dévoyé, joue au chat et à la souris avec Arkadi, créature fruste, cupide, sentimentale, le coeur sur la main (qui tient facilement un rasoir). On songe un peu, en plus crade si possible, au couple ineffable du film « Taxi Blues » de Lounguine ; l’éternel moujik et l’intellectuel « cosmopolite » pervers. Au terme du parcours, extrêmement brutal, Arkadi aura été successivement enrôlé en imagination dans le KGB puis dans la CIA quand, soudain las de jouer, les deux hommes s’affalent devant le téléviseur qui débite en boucle des images de cosmonautes dans l’espace et de glorieux défilés patriotiques sur la place Rouge…

C’est très fort, avec une haute teneur en théâtralité, grâce aux acteurs, Denis Lavant (Arkadi) et Hugues Quester (Félix), qui pratiquent en virtuoses la volte-face, la rupture sur le fil du rasoir (pour cause), le faux-semblant aussitôt démenti pour en susciter un autre. L’abîme que révèlent ces personnages est terrifiant mais, fructueux paradoxe, on s’attache à ces fripouilles et à leur strip-tease d’âme. Effet de l’art. Bernard Sobel continue son exploration du réel avec un courage magnifique. Travail de deuil. S’y associer.

JEAN-PIERRE LEONARDINI

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COLLOQUE  INTERNATIONAl

Gérard ABENSOUR

INALCO

Un Russe à Paris – le dramaturge Volokhov.

COMMENT SE DIT D’EXIL LA RUSSIE D’AUJOURD’HUI ?

On sait qu’il fallut à Gogol le recul béni de l’Italie pour décrire le petit monde grouillant dans sa tête qui s’appuyait sur sa préscience de la Russie profonde, celle des petits propriétaires fonciers ignorants, avares ou songe-creux, ce qui aboutit à son chef d’œuvre les Ames mortes.

Il fallut de même le recul que lui donnait sa résidence de Bougival pour que Tourgueniev fasse un constat amer de la Russie de son temps. Comme il le fait dire à un personnage du roman Fumée, personnage qui tient beaucoup de lui-même : « J’adore et je hais notre Russie, notre étrange, chère, mauvaise et tendre patrie».

Depuis lors, il a fallu attendre l’époque d’aujourd’hui pour trouver des Russes qui soient en position d’émigration volontaire comme ces derniers. De toutes leurs fibres rattachés à leur pays, à leur culture mais, pour des raisons personnelles, préférant temporairement vivre ailleurs, écrire ailleurs sur la réa­lité de leur pays.

Parmi ces émigrés non forcés, il faut compter Mikhaïl Volokhov, qui du haut de ses quarante ans, s’est installé à Paris pour une raison très simple : il a rencontré à Moscou une jeune Française. Ils se sont plu, ils se sont épousés et il vit maintenant ici, ce qui ne l’empêche pas de retourner périodiquement au pays.

Sa vocation d’écrivain lui est venue relativement tard car, issu d’une famille de scientifiques, son père professeur de génie mécanique, sa mère pro­fesseur de chimie, il a fait lui-même des études scientifiques qui l’ont conduit au prestigieux Institut Bauman, sorte d’École centrale russe. Là, il a commencé à lire de la littérature et de la philosophie jusqu’à abandonner ses études pour satisfaire sa vocation naissante. Il a alors roulé sa bosse, ce qui l’a amené à connaître les bas-fonds de la société russe, lui qui était issu d’une de ces familles nanties fréquentant les personnes proches du pouvoir, et assurées de voir leurs mérites récompensés par des appartements confortables, des maga­sins spéciaux, des voitures, des datchas.

Volokhov va, dans la pièce qu’il a donnée en 1992, bousculer avec l’ardeur de la jeunesse les tabous d’une société corsetée. Sa ferveur iconoclaste s’en prend à trois bastilles à la fois : d’abord celle de la langue, car il est le pre­mier à donner au langage cru qui est celui des gens simples, valeur d’idiome non seulement littéraire mais encore articulé en public. Ensuite, celle de l’homosexualité traitée à deux niveaux : le jeu d’une part, l’horreur de l’autre. La troisième bastille est celle de l’idéologie, ou plutôt des vestiges laissés par l’idéologie dans les esprits. La révolution tranquille de la perestroïka s’est faite en esquivant cette question. On a certes fait un travail de mémoire en ressor­tant des documents d’archives qui permettent de mieux mesurer les horreurs de la machine stalinienne. Mais on n’a pas encore tenté d’aller aux racines du mal. Le marxisme reste tabou : pas question d’en parler. Récemment, la revue Questions de philosophie voulait organiser dans ses colonnes un débat sur le marxisme. Les lecteurs indignés ont fait si bien que la rédaction a renoncé à ce projet.

La pièce dont il sera question, traduite en français sous le titre de Cache-cache avec la mort a été jouée en mars 1993 au théâtre de Gennevilliers. Le titre russe, Игра в жмурики, est un jeu de mot intraduisible, à la fois «jeu de cache-cache», et «jeu avec des cadavres» (sens qu’a ce mot en argot). La pièce a été jouée à Moscou dans un théâtre d’essai, et à Paris, une représentation a été donnée aux Langues’O en russe (ainsi qu’au théâtre de Gennevilliers). Deux personnages : Arkadi et Félix dans une situation qui rappelle un peu celle des Bonnes de Genêt. Enfermés toute une nuit dans le poste de garde d’un hôpital, ils vont tuer le temps en bavardant, en se racontant des histoires, sans que nous puissions savoir s’il s’agit d’un déroulement linéaire, au premier degré, ou d’un happening, d’un jeu auquel se prêteraient tous les soirs ces mêmes personnages, sous forme de cérémonie. La fin notamment est totalement ambiguë, ce qui a amené à une interprétation très différente dans la version française et dans la version russe. Comme si pour les Français tout ce jeu était sérieux tandis que pour les Russes c’est l’ambiguïté du jeu théâtral qui triomphe.

Félix, l’intellectuel juif qui mène le jeu, vient de convaincre son compa­gnon de garde Arkadi, un Ukrainien, à la fois naïf et roublard, qu’il est un agent de la CIA et qu’il a le pouvoir de l’engager dans les services américains. L’autre accepte. Mais Félix expose avec un grand sérieux qu’une des conditions impératives est d’avoir des relations sexuelles entre eux. Arkadi hésite mais l’appât du gain (des dollars !) l’emporte chez lui. Félix le prend dans ses bras, Arkadi a un mouvement de recul et lui pose la question décisive : « Qui es-tu ?» Félix fait alors une réponse peu satisfaisante, il prétend être en fait un criminel qui a réussi pour le moment à échapper à l’arrestation. À ce moment, tout un jeu de mort va se dérouler dans les dernières secondes de la pièce : Arkadi sort un rasoir de sa poche et en menace Félix. Celui-ci semble tout à coup désireux de la mort ; il invite son compagnon à le tuer, pas ici car le meurtrier serait tout de suite découvert, mais dans la rue, ni vu, ni connu. À ce moment-là, interrup­tion : le téléphone sonne. Arkadi prend le combiné et pose le rasoir. La réalité fait irruption: on a besoin de deux brancardiers pour transporter un mort de sa chambre à la morgue. Entretemps, Félix s’est emparé du rasoir par terre et le noir se fait sur la scène laissant les personnages à leur destin.

Je cite un court passage (de la traduction française très réussie)

Félix   :   Dis quand même, une question encore, tu baiserais avec un mec ? Arkadi :   Pédé, ça veut dire ? Félix     :   C’est ça, pédé

Arkadi   :   J’sais pas, j’ai jamais essayé. Pasqu’i faut ça aussi ?

Félix   :   Ben enfin ! C’est les rudiments ! Un agent secret doit savoir tout faire. Surtout s’il est Américain2 !

(Suit alors tout un passage où Félix explique avec forces détails comment cela va se passer, avec collants et vaseline, etc.)

En fait, l’homosexualité est présentée ici comme l’épreuve initiatique du bon espion. On voit se mêler l’espionnite et l’antiarnéricanisme pour aboutir à ce jeu que la morale commune réprouve.

La conquête du corps a été une des premières nouveautés que la peres­troïka ait apportées au théâtre. La nudité et le raffinement pervers sont à l’hon­neur. Il y a trois ans l’on a joué à Moscou les Bonnes, les rôles des deux femmes étant tenus par deux travestis pratiquement nus.

Mais Volokhov rappelle qu’à côté de ces jeux sans frontières, il y a aussi des aspects sordides de la vie russe où ce type de rapport existait sans que l’on en parle. Félix décrit la violence réelle :

Tu vois par exemple, il n’y a pas un savant qui ne sache pas, scientifiquement, qu’à tout moment on peut le prendre par le cul et le jeter au trou ! Instantanémen t ! Ça c’est de la science ! Ensuite au trou il tombe aux mains des droit-communs qui te le jugent scientifiquement et te lui enfilent scientifiquement une paire de collants en nylon avec un trou au cul et te le baisent et te le rebaisent contre un mur, tous jusqu’au dernier ! et jusqu’à la garde ! Ça aussi, c’est de la science ! Et puis après ils finissent le boulot comme ils l’ont commencé, en beauté, scientifiquement. Un lacet autour du cou, hop ! Et après on ne peut plus se venger. C’est pour ça que scientifiquement, vaut mieux se venger avant. Moi par exemple, tu vois, tous les jours je me demande pourquoi je suis pas encore au trou à me faire enculer comme les autres. Ou pourquoi qu’on m’a pas encore pris pour un trafiquant juif, avec rasoir et tout.

La Russie, c’est le jeu, la Russie c’est aussi le viol, la violence.

Une des énigmes essentielles de la pièce est celle de la personnalité de Félix. « Qui es-tu ?» Son prénom est celui du célèbre créateur de la Tchéka, Félix Dzerjinski, le glaive de la révolution. Félix se présentera comme com­mandant du KGB, puis expliquera que ce n’est pas lui mais son père, lui est écrivain et poète, grand consommateur de femmes, mais aussi homosexuel par devoir, ou par goût, à moins qu’il ne soit un simple criminel. Qui est-il ? Est-il le diable qui prend toutes les formes et qui tente le pauvre Arkadi, un prolé­taire qui veut simplement survivre ? Ou bien le poète, l’écrivain, celui qui peut tout faire advenir par son imagination ?

Mikhaïl Volokhov, Cache-cache avec la mort, texte français de Bernard Pautrat d’après la tra­duction de Lily Denis, pp. 81-82).

La dévalorisation des mots liés à l’idéologie se produit dans le passage où Félix, qui se prétend maintenant commandant du KGB, administre une sorte de test à Arkadi. Nous savons qu’il lui aurait demandé auparavant (on ne sait comment) de tuer un jeune homme dans l’entrée d’un immeuble, ce jeune homme étant par ailleurs un juif.

Félix s’enflamme : Quel est le but du communisme ? Le but du communisme est — premièrement: de mettre à l’épreuve cet innocent désir de tuer son prochain; —

deuxièmement : de prendre son pied au moment où l’on tue ; — troisièmement : de

se laver le cul dans les larmes amères du remords et du repentir; — quatrièmement

enfin, de comprendre alors clairement et distinctement le but et le sens de son propre destin de communiste…

Arkadi : En travaillant, cinquièmement, pour le KGB.

Félix : Exact. Et sixièmement, y a plus personne pour te baiser.»

On aura reconnu dans le début le style didactique du camarade Staline : le reste est une parodie, mais amère, et qui démystifie les grands noms dont se glorifiait le communisme. On en a un exemple avec l’utilisation du nom des coryphées du communisme, dont l’hommage qui leur est apporté est si appuyé qu’il dérange, surtout que ce sont des sonorités vides qui servent uni­quement de justification à des instincts de criminels.

Arkadi : Bon alors, tu me prends, hein ? Putain, tu le regretteras pas ! J’ai une chiée de qualités ! Surtout qu’en plus, maintenant, je me suis mis à piger le communisme scientifique, mais alors, putain, à fond ! Marx, putain ! Lénine, putain ! non seulement, je les aime, putain! je les respecte !

Félix  : Engels, putain ! Pourquoi t’oublies Engels? Hein ? Communiste !

Arkadi : Oublier Engels ? Mais je ne l’oublie pas, Engels ! Pas du tout ! Seulement eux, ils avaient leur con-munisme à eux et nous…

Félix   :   Qu’est-ce que t’as dit ?

Arkad   :  Le communisme scientifique, putain ! Et nous on a le nôtre. On a rien à foutre avec eux ! C’est ça que j’ai compris, non ? Ma mission opération­nelle?

Félix : Dis donc, que Karl Marx, qu’est l’inventeur du communisme scientifique, c’ait été un juif, toi, comment t’expliques la contradiction, enculé?

Arkadi :  Je l’explique par la dialectique ! Et par le matérialisme !

Félix :   C’est qu’il raisonne scientifiquement, le fumier ! »

Цель коммунизма а) — испытывать простодушное желание убить ближнего ; б) когда убиваешь — испытывать приятсвеннейший восторг, кайф ; ц) — подмыться очистительными, раскаятельными слезинками ; а опосля ; д) — это четко и ясно постичь цель и смысл судьбы своей кам-нестической.

Работая в КГБ лучше. — е)

Туда подмечаешь — туда, Аркашка. — е) Ебать тебя некому (ор. ей., р. 51; р. 33).

Ну так значит ты берешь меня к себе, Эдмундович ? Бери — не пожалеешь — не сумлевайся в моих душевнораздирающих качествах. Я такой сейчас, падла-сука, научный коммунизм охуитель-ный в душе ощущительно постигаю. Ты просто не хуя не пред­ставляешь, как я сейчас Карла Маркса и Ленина люблю, блять, ценю, сука и уважаю, на хуй.

À quoi correspond le registre délibérément grossier des deux person­nages, assorti de toute une série d’interjections scatologiques. Ici, on touche à l’aspect essentiel de cette pièce qui est la libération du langage parlé, ce lan­gage qui est celui des malfrats, mais pas uniquement, c’est celui des hommes du peuple en général, dans les casernes, dans les bistrots, à l’usine, à la cam­pagne. Ce vocabulaire est en russe d’une grande richesse, essentiellement fondé sur les attributs sexuels de l’homme et de la femme. C’est un langage qui remonte aux sources archaïques, avec claire délimitation des sexes, le lan­gage des hommes, tabou en présence des femmes. D’où le scandale d’une mise à nu de ce langage devant un public normalement composé d’hommes et de femmes. J’ai vu des dames distinguées de l’émigration russe quitter avec indi­gnation le spectacle au bout de cinq minutes…

En donnant à ce langage le statut de langue littéraire, de langue théâ­trale, Volokhov viole donc le tabou de la confidentialité et de la séparation des sexes. Il atteste d’une sorte d’homosexualité du langage, qui se remarque dans les mœurs russes actuelles, où la limite linguistique entre les sexes se fait plus floue.

Néanmoins, le public d’intellectuels qui voit le spectacle a tendance à être choqué. Quant aux hommes du peuple, s’ils voyaient ce spectacle, ils seraient proprement indignés de voir leur intimité exposée ainsi en public.

Disons deux mots de la traduction en français.

Faite par Lily Denis, éminente traductrice de russe, et revue par Frédéric Pautrat, spécialiste de la langue verte, elle donne en français un équivalent de la grossièreté de cette langue, mais alors qu’en russe les référents sont sexuels, en français ils sont plutôt d’ordre scatologique. Il y a une violence dans le juron russe qui est un viol verbal de la féminité, mais qui en même temps n’est pas dépourvu de tendresse.

Car c’est cela qui est au centre de la révélation de Volokhov : mettre à jour ce qui est normalement de l’ordre de l’intime, du confidentiel, de ces zones chaudes de l’être toutes proches de l’embryon indifférencié. Que ce soit pour la langue ou pour l’idéologie. Le principe du brejniévisme était l’hypocri­sie partagée. On pouvait tout faire et tout dire à condition de rester dans le cadre de l’intime et de l’oral. Les dissidents étaient ceux qui couchaient sur le papier et faisaient publier leurs doutes, leurs critiques, leurs désaccords pour les faire connaître d’abord à d’autres Russes, ce qui était un moindre mal, mais surtout à l’étranger, le grand épouvantail qui assurait par contraste l’unité du pays.

Феликс    :    А Энгельса чего ты, блять, забыл ? Коммунист.

Аркадий : Да не хуя я Энгельса не забыл, Эдмундович. Ну у них был свой комму-дизм…

Феликс (прерывает). Что ?

Аркадий : Коммунизм научный. У нас, блять, свой. Чего нам с ими делить ? Я пра­вильно понимаю оперативную задачу ?

Феликс    : Ну а то, что Карл Маркс — основоположник научного коммудизма — был евреем — как ты такое противоречие объясняешь, ебенать ?

Аркадий :   Ну — диалектически, Феликс — диалектически и матьериалистически.

Феликс    :    Блять — научное мышление, сука (ар. сг1., рр. 53-54; р. 35).

Ce n’est donc pas un hasard si c’est à partir de l’étranger que Volokhov peut porter un regard décapant sur des échantillons de compatriotes et qu’à travers son drame entièrement fondé sur le langage (en effet, il ne se passe rien d’autre qu’une série de récits ou de dialogues orientés) il éprouve la valeur, la réalité de l’homme russe.

Premier paradoxe : ses personnages sont l’un juif, l’autre ukrainien. Aucun des deux n’est ethniquement russe. Et pourtant, ils constituent le socle de la population de Russie. La coexistence d’ethnies différentes mais complè­tement imbriquées est un des aspects intrinsèques de la Russie. C’est la langue russe populaire qui les unit dans un dialogue qui est aussi un duel. Malgré les apprences rien ne laisse penser qu’une déchirure à la yougoslave puisse se produire dans ce tissu humain.

Deuxième paradoxe : C’est un peuple complètement désidéologisé qui nous est présenté là. Qu’est-ce qui faisait l’unité de la population sous un régime communiste caractérisé par sa volonté d’explication totale de la société et de l’univers ? Les idéaux semblent avoir complètement disparu au profit de la soif de vivre confortablement. Reste le ciment que produit la confrontation à l’étranger : « Les Ricains », « La Russie en tête » et l’orgueil national. C’est la Russie des juifs et des Ukrainiens qui sera en tête.

Troisième paradoxe: II y a une évolution curieuse, depuis les affirma­tions viriles de prouesses sexuelles, ou le récit du viol d’une petite fille sur la route, jusqu’à la fin où Félix semble révéler son homosexualité et son désarroi et veut entraîner Arkadi dans son sillage.

Tout ce qu’on peut dire c’est que, dans le théâtre russe de la perestroïka, la libération s’est traduite par l’affirmation du corps qui se dit et se montre, et par celle des rapports entre les deux sexes. Donc libération sexuelle, encore que comme nous l’avons dit, le jeu et la réalité ne se recoupent pas.

Quatrième paradoxe : La Russie a-t-elle d’autres personnages à offrir que ce duo d’êtres médiocres, affabulateurs, assassins à leur heure ? De même que les héros des Âmes mortes sont tous des personnages grotesques, qui n’attirent pas la sympathie, car aucun n’a de traits positifs à son actif, de même l’image de la Russie vue à travers la lorgnette de Volokhov est désolante et même terrifiante.

Cinquième paradoxe, qui n’a été rendu que dans la version scénique russe : c’est le flux de tendresse qui semble se dégager de ces deux person­nages l’un pour l’autre, si bien qu’on a l’impression qu’ils se jouent à eux-mêmes une comédie sado-masochiste. (Dans la mise en scène française en revanche, l’hostilité est féroce).

Quelle conclusion tirer de ce coup de poing dramatique ?

Alexandre Zinoviev, cet émigré célèbre (mais pour des raisons idéolo­giques), a popularisé le terme d’homo sovieticus pour décrire un type d’homme aux réactions stéréotypées qui s’est développé en Russie à l’époque brejnié-vienne. Mais ses personnages sont des intellectuels, des projections de lui-même alors qu’il travaillait comme chercheur à l’Académie des sciences.

Ici, Volokhov essaie d’aller plus au fond et de montrer les ravages effec­tués dans l’esprit des gens du peuple par le régime soviétique. Arkadi est manifestement un homme du peuple : il a été chauffeur de camions, il est cos taud et c’est le plus débrouillard des deux. Félix, lui, est un être ambigu, une sorte d’intellectuel déclassé qui effectue des petits boulots.

Quels sont les traits principaux de ces personnages typiques, dont l’auteur nous fait comprendre tacitement que c’est avec eux que va se réaliser la perestroïka et tout le processus de la construction d’un ordre social nouveau ? Ce qui domine, c’est sans doute l’appât du gain. Arkadi est capable de renier père et mère, de se faire agent de la CIA après avoir postulé au KGB, rien que pour gagner plus, obtenir un appartement et mieux subvenir aux besoins des siens. Pour Félix, les motivations sont plus complexes. Nous com­prenons qu’il a vraiment été agent du KGB, qu’il a été contraint de liquider toute une famille d’opposants à l’étranger, y compris la jeune fille qu’il aimait, et que maintenant, il se dégoûte lui-même.

Il y a un trait qui est peut-être plus russe que soviétique, c’est le goût du jeu. D’abord au sens propre : grâce à une partie de cartes où Félix réussit à récupérer 500 roubles à son partenaire. Et puis il y a cet esprit de jeu plus général, plus théâtral dirais-je, qu’est l’ensemble de la pièce avec sa succession d’improvisations où chacun surenchérit sur l’autre en imagination.

Et si l’on applique cela à la réalité présente, on peut esquisser un paral­lèle avec l’appât du gain universel dont témoignent les innombrables « spécu­lateurs» et «milliardaires russes». Il y en aurait plus de deux millions, ce qui suffit à expliquer le grand nombre de Mercedes vendues en Russie. Quant à l’esprit de jeu, je le verrais volontiers dans cette manière toute russe de se lan­cer à l’aveuglette dans des expériences dont on ne maîtrise pas les consé­quences : Lénine jouant avec le marxisme pour créer son communisme de guerre, Gorbatchev et Eltsine jouant avec les règles du marché pour édifier un système politique et social qui finit par échapper à leur contrôle.

Et comme je le disais plus haut, c’est avec un Arkadi, filou, amoral et même peut-être criminel ou un Félix, ancien du KGB, doué, sensible et instable, que se constitue la nouvelle société. Il y a de quoi vous donner froid dans le dos.

Ce constat pourrait apparaître désespéré si n’émanait de la pièce une énergie vitale, un appétit de vie et de tendresse humaine, qui laisse à penser que cette Russie en miniature que nous propose Volokhov a plus d’un tour dans son sac, ne meurt pas vraiment chaque fois que le rideau tombe et, tel le phénix, renait sans cesse de ses cendres. Lucidité extrême vis-à-vis de la Russie mais en même temps foi profonde en sa force vitale, telle est l’impres­sion qui se dégage de l’œuvre de cet auteur russe qui a choisi Paris pour y ins­taller son écritoire.

***

Novachronique theatre

Cache-cache avec la mort

lui — La panne du comité d’éthique.

les dramaturges et la Stasi?

elle — Ah, non !

lui — La dernière pièce qu’on a vue ensemble?

elle — D’accord ! Cache-cache avec la mort.

mise en scène de Bernard Sobel,

au théâtre de Genevilliers.

lui — Une lumière brutale, un hangar immense

et vide ; devant, un tas extincteurs au sol.

elle — Au fond, d’énormes tuyaux

de chaufferie…

lui — Une cuisine sous les gradins.

elle — Et un coin télé.

lui — Ça pue ! non ?

elle — La choucroute ? la merde !

lui — Peut être ?

elle — Y a une sirène qui hurle ! ça brûle, non r

lui — Attend ! les voilà !

elle — Comme des chiens tueurs

qui mordent et ne lâchent plus.

lui — Dans un face à face sans issue,

où répondre aux coups portés importe plus

que l’issue du combat.

elle — La haine au quotidien.

lui — «Je vais te le dire ma biche :

dans la première pièce je te baise,

dans la deuxième je te fais bouffer tes tripes

et dans la troisième je te cloue au plafond

par les étiquettes, c’est simple non ? Et là, crois moi, j’y vais à fond !

elle — T’es vraiment un fumier !

lui — Les deux sont superbes ! L’Ukraine, c’est Denis Lavant, le poète, le juif: c’est Hugues Quester.

elle — Deux tueurs, deux bluffer de vie.

lui — «Putain ! tu vois, je te regarde et je me dis : Putain, une merde juive comme ça, j’avais jamais vu ça!..»

elle — » Et moi c’est pas d’aujourd’hui que je te le dis, l’Ukraine ; un étron comme toi jamais j’aurais cru que notre mère nature pouvais en chier un.»

lui — Pour témoin un public séduit, affolé fasciné ; «Comme une pucelle devant un gode».

elle — Né en 55 : L’auteur Mikaïl Volokhov est juif et Russe.

lui — Savez vous comment on construit les maisons où il n’y à pas de bois, en Ukraine par exemple?  elle — On le faisait avec du purin, de la paille, et de la glaise…

lui — Mais surtout du purin !

elle — Le Mat. la langue de Volokhov est ainsi faite d’ordures et de haine.

lui — Une mise en scène au couteau de Bernard Sobel et les lumières fondues au noir d’hervé Audibert.

elle — Pas d’entracte le spectacle dure 2h.

lui — Putain ! c’est «Cache-cache avec la mort». Putain ! C’est à Genevilliers jusqu’au 21 février. elle — Putain ! on est comme deux gouttes d’eau.

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LA VIE

Denis Lavant, prince de la métamorphose

Son premier souvenir de théâtre, c’est Le bon petit diable, de la comtesse de Ségur, celui qui se fait fouetter pour ses méfaits. Ces images-là peuvent vous laisser de sacrées traces en tête quand on est gosse. Mais Denis Lavant a grandi entre un papa pédiatre et une maman psychologue, ça aide. Cet acteur surdoué, qui semble avoir le chic pour décrocher des rôles tous plus tordus, déchirés, torturés les uns que les autres, voue une re­connaissance immense, juste­ment, à ces parents ouverts qui lui ont donné le goût du théâtre et laissé la liberté de ses choix. Avant d’être immédiatement reconnaissable dans la rue grâce aux fameux Amants du Pont-Neuf, le film-fleuve, et cher, de Léos Carax, Denis Lavant a bi­grement roulé sa bosse. Entré très tôt à l’école des comédiens de la rue Blanche, il se fait la belle à la première occasion et découvre le théâtre de rue. Il danse, jongle, pratique les tech­niques du cirque, du mime et celles de la commedia dell’arte. Pas le temps de finir ses cours qu’il est happé par les metteurs en scène. Sa gueule improbable, ses attitudes chafouines et libres, son incroyable capacité à expri­mer tous les extrêmes font son succès sur les planches. Il est anarchiste dans L’idiot, reine de comédie (et oui !) dans Hamlet, homme-éprouvette dans 2050, le radeau de la mort, et même un chien dans Adi-Edi. Tout ré­cemment, il a triomphé dans Le chevalier d’Olmédo, à l’Odéon. «Enfin un rôle positif, dit-il de sa voix rigolarde et rauque. Ah, que c’était agréable à jouer ! Cela dit, ce n’est pas un hasard si l’on me propose des rôles plutôt dé­stabilisés. Bien sûr, il y a une part de création, mais c’est en soi qu’on va chercher la fêlure nécessaire, en soi qu’il faut ex­plorer les zones périlleuses du déséquilibre. Aller gratter, grat­ter toujours plus loin, voilà le boulot du comédien.» Denis La­vant est un prince des planches et de la métamorphose. Tout aussi doué au cinéma, il est l’ac­teur fétiche de Carax, et on l’a vu dans tous ses films. Ses héros?

Le clown Grock, Buster Keaton et Harpo Marx. Mais Denis La­vant utilisé en comique, ce n’est pas pour demain. A Gennevil-liers, sous la direction de Ber­nard Sobel, il incarne un gardien d’hôpital doublé d’un assassin, dans une pièce russe Cache-Cache avec la mort du contem­porain Mikhail Volokhov. En­core un rôle où il va falloir l’avoir à l’œil, ce gaillard !

CLAIRE-MOREAU-SHIRBON

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LE NOUVEL OBSERVATEUR

HUGUES QUESTER

La quête d’Hugues

Le temps l’effleure à peine, Hugues, Quester. Normal. Il a le sens des aventures. Deux dates, par exemple : 1970, il joue « Richard II » de Shakespeare, une mise en scène du jeune Ché-reau ; 1993 : Sobel lui propose de créer, aux côtés de Denis Lavant, le rôle d’un manipulateur, fabulateur et assassin dans « Cache-cache avec la mort » de Mikail Volokhov (Théâtre de Gennevilliers). Un texte redoutable. Tous les soirs, Quester répète à haute voix, tard dans la nuit : ses voisins ne s’en plaignent pas, il a choisi d’habiter une maison en banlieue. Il vit son métier avec la passion d’un ascète. D’où peut-être cette présence un peu désincarnée, et si humaine. De sa « famille », le mot est de Quester, citons Pascal Rambert, un « petit frère », le jeune auteur de « John et Mary », qu’il retrouvera la saison prochaine au Théâtre des Amandiers ; Jorge Lavelli, avec lequel il reviendra à Avignon l’été prochain dans « Kvetch » de Steven Berkoff ; et Kieslowski : Quester est le chef d’orchestre du dernier film du cinéaste polonais,

«Bleu ». Sortie à Cannes?

Odife Quirot

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Théâtre

Le Russe Volokhov s’éprend de St-Amand

Après Moscou, Paris et l’Allemagne, la Carrosserie Mesnier met en scène la pièce d’un dramaturge et ex-dissident russe. Mikhaïl Volokhov assiste depuis trois soirées à «cache-cache avec la mort», enthousiasmé par les réactions des Saint-Amandois.

La Carrosserie Mesnier était le théâtre, vendredi soir, d’un huis clos public. On peut assister à la dernière de Cache-cache avec la mort, du dramaturge russe Mikhaïl Volokhov, ce soir à 21 heures. Deux personnages pour le moins opposés se rencon­trent dans une salle sordide — mise en scène par Gerald Casteras -, d’un hôpital réservé aux membres du KGB.

Félix, dont Laurent Barret tient le rôle, est un pompier de service, écrivain incendiaire de mots. Ha­bité par des pulsions suicidaires, l’homme ne désire qu’avilir son interlocuteur pour mieux le sou­mettre. Celui-ci, Arkadi, un moujik ukrainien, taxi de jour, et portier de nuit, campé par Gilles Fourdachon, fait preuve d’une naïveté nourrie par des convictions stéréo­typées.

Félix entend se faire liquider par son interlocuteur pour lui prouver combien la nature humaine et vile. Pour cela, il tend à retourner l’en­semble des arguments que lui soumet le portier Arkadi. L’écrivain juif se fait l’avocat du diable, l’arti­san du désordre dans un monde soviétique, nous sommes en 1987, marqué par les ravages de Tcher­nobyl, les blessures de la guerre d’Afghanistan et le chaos écono­mique.

Hôpital du KGB

Arkadi, qui jusqu’à cette épo­que, est convaincu d’un certain nombre de valeu« sous-tendues par sa haine des juife, des homo­sexuels et des intetectuels, est progressivement amené à réviser son jugement… jusqu’à ne plus en avoir du tout. Lui qui fustige le capitalisme cède au mirage du dollar. Communiste convaincu, il entre au KGB pour l’abandonner aussitôt au profit de la CIA.

Félix ne lâche plus prise. Son interlocuteur se dit démocrate. Argumente, lui demande-t-il. L’homme se perd alors dans des explications qui ne manquent pas d’humour. «Le capitalisme c’est le communisme sans période transitoire, sans le socialisme». L’homme y perd son latin et le public ne peut que rire de lui-même.

Car loin d’être une pièce à thème, Cache-cache avec la mort illustre, d’une façon délirante, cet esprit russe qui balance entre l’exaltation et la déprime, le rire et le sordide, la grandeur d’âme et la petitesse des faux sentiments.

Moscou — Saint-Amand

Cette pièce tend aussi vers un but mystique, à l’instar des œuvres classiques russes inspirées par Dostoïevski. «Le dialogue entre les deux personnages fait le constat de notre descente en enfer. Tel Job dans la Bible qui, sur son tas de fumier, prend conscience, au plus fort de son désespoir, qu’un sursaut vers le salut est désormais possible».

Barbe de pope et cheveux en broussaille, Mikhaïl Volokhov s’en­flamme. Cet ancien dissident, ar­rivé à Paris en 1987, connaît tou­tes les difficultés pour vivre de son écriture, bien que ses pièces aient été mises à l’honneur dans la capitale, en Allemagne et dans sa Russie natale. A la une des jour­naux de la presse moscovite, sa pièce fut notamment montée dans la capitale des tsars par l’un des plus grands metteurs en scène russe, Andrej Jitinkin.

Encouragé, entre autres, par le défunt poète de l’absurde Eugène Ionesco, et Bernard Sobel, l’homme n’a pas hésité à répondre à l’appel de la Carrosserie Mesnier.

« Saint-Amand a le charme de -mon enfance, passée dans une bourgade cachée à 200 kilomè­tres de Moscou ». Tous les che- -mlns mènent à la capitale du Bois-chaut. Ceux empruntés par Félix -et Arkadi ne sont pas les moins tortueux, mais les plus torturés.

Bertrand AUDOUY